Nicolas Vérin octobre 2001

Présentation de SOLID NOID

 

pour piano midi (joué par un pianiste), disklavier (ou autre modèle de piano mécanique commandé par ordinateur) et dispositif électronique

dédié à la mémoire de Francis Vérin

 

Le titre vient d'un tag vu à San Francisco et qui oppose réel (solid) et artificiel (noid, comme un " droid "), mais sonne aussi en anglais comme  solenoid, ce qui signifie un enroulement de fil, et par extension un moteur électrique (et on peut penser à ceux qui contrôlent les marteaux du disklavier, ce piano mécanique qu'on peut contrôler par ordinateur).

Le dispositif général s'est très vite imposé : un piano midi (c'est-à-dire un piano normal, doté de capteurs transmettant le jeu du pianiste sous forme de code midi, pouvant être reçu notamment par un ordinateur), un piano mécanique commandé par ordinateur, et un dispositif de traitement en temps réel. Cela était fixé dès le début du projet, en 1991. Je travaillais alors à l'IRCAM, et j'avais assisté à la création de Pluton, pour piano midi et informatique temps réel (à l'époque la 4X) de Philippe Manoury, ainsi que celle des Duos pour un pianiste de Jean-Claude Risset (une des toutes premières pièces à tirer parti musicalement des nouvelles possibilités du Disklavier). J'ai tout de suite tenu à une séparation physique entre les deux pianos, pour des questions de lisibilité de l'interaction, de localisation du son, et même de dispositif scénique.

Trois mondes sonores sont donc ici confrontés : celui du jeu pianistique humain - interprétation, touché, sensibilité -, celui du son de piano acoustique, mais joué par ordinateur - en miroir ou en extension, démultiplication tendant vers le " son ", c'est-à-dire une conception plastique du sonore proche de l'électroacoustique - et enfin celui de l'électronique, tant par des transformations du son du piano, que dans des déclenchements de sons de synthèse électronique ou encore de sons pré-enregistrés, " concrets " ou instrumentaux.

Conscient que ce travail devait être précédé d'une période de recherche, j'ai demandé une bourse Lavoisier auprès du Ministère des Affaires Étrangères pour effectuer un séjour à l'Université de Californie à Berkeley, dans le Center for New Music and Audio Technology, où j'avais été invité par David Wessel. L'ayant obtenue, j'ai pu y faire des expériences avec Disklavier et sur le programme Max au début de 1992. Riches d'enseignements, elles ont mis en évidence de nombreuses difficultés. Certaines étaient liées au Disklavier, dont le fonctionnement ne permettait pas de jouer plus de 16 notes simultanées (un comble pour un dispositif qui devrait permettre de nouvelles possibilités, mais qui n'était pensé que comme substitut à un pianiste réel), ni d'obtenir des répétitions aussi rapides qu'un pianiste. D'autres concernaient la technologie informatique. On ne pouvait alors gérer simultanément le traitement du jeu du pianiste et le traitement du son, à moins de mettre en jeu des machines puissantes mais rencontrées uniquement dans de gros studios institutionnels, ce que je tenais à éviter. Le problème d'utiliser des machines peu courantes m'a d'ailleurs conduit à réfléchir sur la notion d'oeuvre. Devais-je m'accrocher au concept de composition figée, même si elle comportait une part d'improvisation ou d'ouverture, ou devais-je plutôt adopter une nouvelle attitude, qui semblait d'ailleurs être la nouvelle voie au sein du CNMAT, c'est-à-dire considérer que chaque concert est différent et qu'il n'y a plus d'oeuvre, mais une musique qui s'incarne de manière différente à chaque fois, et est en perpétuelle évolution. Je dois avouer que cela m'a profondément préoccupé, et que j'ai fini par établir une distinction très nette entre deux finalités. D'une part, l'oeuvre composée, qui doit pouvoir, tant que faire se peut, traverser le temps. C'est en tout cas une de ses raisons d'être, et la musique à cet égard est un art irremplaçable, qui utilise le temps pour lutter contrer lui, qui cherche à transcender la condition humaine. La possibilité, même virtuelle, que mes compositions puissent exister en dehors de moi, comme des objets intemporels, est fondamentale dans mon désir de créer. Je continue d'autre part à beaucoup m'intéresser à l'improvisation, que je pratique d'ailleurs en ce moment au sein d'un trio avec Louis Sclavis et Cécile Daroux (où je joue de l'ordinateur et de l'échantillonneur). Mais c'est dans un esprit tout à fait différent ; il s'agit là du pur plaisir de l'instant.

Il faut aussi préciser que j'ai abordé dans cette même période un projet interactif, en commun avec les autres compositeurs du studio Ligys (Christine Groult et Jacqueline Ozanne) à l'époque. Il s'agissait de faire - sous le patronage de Pierre Schaeffer - un environnement sonore évolutif en interaction avec les mouvements du sommet de la Tour Eiffel, pour une installation à la fois artistique et pédagogique au premier étage de la Tour, intégrant dans une structure un dispositif laser, des vidéos, etc. Ce travail m'a permis de mieux cerner ce qui m'intéressait dans l'interactivité, qui, si elle était déjà à la mode alors, donnait lieu la plupart du temps à des réalisations sans grand contenu artistique, où le projet technologique tenait lieu de cache-misère. J'ai donc décidé de faire une forme alternant des passages écrits et des passages libres, et de concentrer l'interactivité sur ces derniers, où elle a un sens, car c'est l'imprévisible qui est en jeu. En tout état de cause, il ne m'a pas été possible alors de développer le projet suffisamment pour passer à la phase de la composition.

Puis est apparu MSP, l'extension de traitement du son pour Max, rendu possible par le travail de Miller Puckette (le concepteur de Max) dans son programme " pure data ", et aussi par la montée en puissance des ordinateurs personnels. Ce n'est que lorsque Jean-Michel Lejeune m'a proposé une commande pour le Festival Why Note, que j'ai pu reprendre le projet, avec la certitude cette fois de son aboutissement.

Cette longue période de gestation a bien sûr permis un mûrissement des idées. J'avais au début un projet très défini musicalement. Il s'agissait d'intégrer de façon cohérente et expressive un travail d'écriture et une ouverture sur l'interactivité, qui n'est possible que si l'on laisse des degrés de liberté à l'interprète.  Il y avait aussi l'envie de confronter des principes assez différents, et les intégrer ou du moins les réconcilier : homme et machine, musique écrite et improvisation, piano et électroacoustique, attaque et résonance, note et son, le visible et le caché. Mais j'étais devenu moi-même différent d'il y a dix ans, et j'ai mis longtemps à m'approprier de nouveau le projet. J'ai conservé toutefois la forme et le principe général, en introduisant certaines nouvelles idées qui intersectent les anciennes, et j'espère les enrichissent.

La pièce est construite en dix sections. Certaines, entièrement écrites, sont reliées de différentes manières par des passages plus libres, à l'intérieur d'indications bien spécifiques. Dans ces sections écrites, l'ordinateur fait des actions prédéfinies, elles aussi écrites, mais en réaction au jeu de l'interprète du point de vue du déroulement temporel. Ces actions s'appliquent au disklavier, mais aussi à des sons générés par l'ordinateur, soit préenregistrés, soit synthétisés en temps réel, ou encore obtenus par traitement en direct du son du piano. On a aussi, dans la section 6, une utilisation particulière qui est faite du disklavier : celui-ci est mis en résonance par l'autre piano, repris par microphone et amplifié par un haut-parleur placé sous le disklavier, lui-même amplifié. Dans les sections libres, des algorithmes interactifs viennent répondre, modifier, varier, faire proliférer ce qui est proposé par le pianiste ; la machine est elle aussi parfois susceptible de faire des propositions qui peuvent à leur tour faire réagir le pianiste. Chacune de ces sections a un fonctionnement différent. L'une va développer dans la verticalité ce qui a été énoncé horizontalement au piano ; dans la section 5, le disklavier va d'abord mener la danse, puis se mettra à enrichir la ligne pianistique par des couches superposées et décalées ; une autre va développer les intervalles joués au piano en les combinant entre eux. Parfois il s'agira de règles quasi autonomes, générant un " chaos ", en apparence désordonné mais fondé sur une logique interne à la pièce. Enfin, dans l'avant-dernière section, qui est la plus libre, presque entièrement improvisée, le disklavier reprend les notes et les rythmes joués, pour les varier un peu en retrait du pianiste, qui arrive en quelque sorte à apprivoiser la machine.

La pièce dure entre 27 à 30 minutes, suivant les choix du pianiste.

Sur le plan du style, j'ai déjà indiqué que Pluton de Philippe Manoury, et les Duos pour un pianiste de Jean-Claude Risset avaient contribué à la définition de mon projet. D'autres oeuvres ont été pour moi déterminantes, comme les Études pour piano mécanique de Conlon Nancarrow, la musique de Richard Teitelbaum improvisant au piano en interaction avec deux autres pianos joués par ordinateur (dont je n'ai hélas entendu que des enregistrements), Sofferte onde serene, pour piano et bande, de Luigi Nono. La diversité de ces musiques témoigne également de la volonté de rencontre qui traverse la pièce.

Un mot pour finir, sur la dédicace, à la mémoire de mon frère Francis, mort voici un peu plus d'un an. Avocat, amoureux de voile, il était par-dessus tout musicien, pianiste, chanteur et chef d'orchestre. Cette pièce n'est aucunement un portrait, puisqu'elle a été commencée bien avant. Toutefois certains thèmes, comme l'absence et la résonance, présents dans mes pensées, ont imprégné la pièce.

 

 

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