Résumé

Les notices de présentation de la musique contemporaine ont eut tendance à prendre une importance parfois démesurée. Cela crée un problème car ces textes vont souvent à l'encontre de leur but, qui serait de faciliter l'accès aux oeuvres. Plusieurs options sont envisagées pour aider à retrouver le plaisir d'écouter la musique pour elle-même.

Abstract :

In contemporary music, program notes have had a tendency to take on a sometimes immoderate importance. This is problematic, since most of such texts are going against their goal, which should be to facilitate access to the works. Several options are contemplated to help find anew the pleasure of listening to music for itself.

 

Quelles notes de programme pour la musique d'aujourd'hui ?

Depuis plusieurs décennies, la musique contemporaine ne semble plus aller de soi pour les auditeurs. Cette musique paraît nécessiter des explications, une présentation, une introduction, afin de donner des clefs, faciliter l'accès, et aider le public à s'orienter. Toutefois, il est clair que de nombreux textes ne clarifient rien pour l'auditeur moyen, et que cette pratique a généré un nombre élevé de textes souvent confus et rebutants.

Il est donc utile de se re-poser la question : pourquoi des notes de programme ? et plus généralement : qui écrit pour qui, pour être lu quand et où, et surtout quoi et pourquoi ?

Il est amusant de constater qu'il n'y a pas en français de terme unique pour les notes de programmes, que l'on appelle aussi notes de salle, notice... Cela est peut-être significatif d'une ambiguïté originelle. En fait, à quand remonte cette pratique ?

Par définition, la musique, art de l'organisation des sons, n'a pas de sens explicite. Même quand un système musical, clairement défini et connu de tous (non pas de façon théorique bien sûr, mais par une connaissance pratique), s'instaure de façon durable - comme ce fut le cas pendant plusieurs siècles en Occident avec le système tonal - le sens de la musique reste indicible, en deçà du langage. Ce sens, ou l'effet de cette musique, était en tout cas partagé de façon assez générale, assez évidente, pour que les sons se suffisent à eux-mêmes.

Sans doute l'origine de la notice est le livret d'opéra. Dans ce cas, le livret imprimé est clairement utile au spectateur, pour suivre l'histoire, pour la relire plus tard. Avant même la compréhension du texte, ce qui compte est de connaître le nom des interprètes, même si la prima donna et le primo uomo sont sans doute déjà connus. Par ailleurs, il s'agit ici d'un objet, d'un coût quasi-nul mais qui se vend et représente un bénéfice pour l'organisateur de spectacle ! Ce programme comporte donc, outre le texte, des indications pratiques : titre, sous-titres, nombres d'airs, etc.

Tout ceci peut se transposer aisément au concert, où l'on peut ajouter ou non des indications programmatiques. C'est le cas notamment des poèmes symphoniques, qui, principalement à partir du XIXe siècle, sont sous-tendus par une action dramatique ou par une évocation poétique. Le titre à lui tout seul est déjà évocateur, et cette pratique de donner presque systématiquement un titre à toute oeuvre musicale se répand à partir de ce moment. Mahler, par exemple, a donné des titres programmatiques à plusieurs de ses symphonies. Mais il les a ensuite rejetés, insistant pour que sa musique soit perçue et jugée pour sa valeur intrinsèque, sans associations littéraires, picturales ou émotionnelles. Examinons la définition de la musique à programme qui nous est donnée par Michel Chion dans le Larousse de la musique.

"Terme général par lequel on a coutume de désigner toute musique d'essence narrative, évocatrice, descriptive ou illustrative, donc renvoyant à une donnée "extra musicale" ; cela par opposition à la musique "pure", qui ne ferait appel qu'à une perception "abstraite", sans référence à aucun élément extra musical. Définie ainsi, la musique à programme engloberait les genres "appliqués", comme la musique de scène et de ballet, les genres "à texte", comme le lied, la chanson, l'opéra, la cantate, etc., ainsi que le poème symphonique, l'ouverture de concert et toutes les musiques formant "tableau" pour l'auditeur par leurs titres, leurs évocations, etc. : de la Symphonie pastorale de Beethoven aux Miroirs de Ravel, de la Danse macabre de Liszt aux Tableaux d'une exposition de Moussorgsky. L'arbitraire d'une distinction tranchée entre musique à programme et musique pure apparaît cependant, si l'on considère que beaucoup d'œuvres à programme ne sont telles que par leur titre évocateur d'images (la Mer, Scènes d'enfant, Jeux d'eau à la villa d'Este) et qu'elles possèdent une architecture musicale autonome en soi, et sont justifiables et analysables du seul point de vue de la forme, du discours, des proportions, comme "musique pure".

On peut entendre aussi le terme de "musique à programme" dans le sens plus restreint que lui donnait Franz Liszt, quand il introduisit cette notion : le "programme" désignait pour lui très concrètement un papier, un texte d'intention, pour une œuvre purement instrumentale (sans texte chanté), par lequel le compositeur explicite ses thèmes d'inspiration (lecture, mythe, légende, etc.), afin de "préserver son œuvre de l'arbitraire d'une interprétation poétique erronée et d'orienter par avance l'attention sur l'idée poétique du tout ou sur un point particulier". C'était le cas, en 1830, de la Symphonie fantastique de Berlioz et de son programme (très contesté par certains musiciens, dont Schumann) distribué aux auditeurs avant l'exécution pour guider leur écoute. Toujours conciliateur, Liszt s'efforçait ainsi de légitimer et de limiter l'usage d'un procédé que beaucoup taxaient de facilité et de racolage ; donner à l'auditeur une trame narrative toute faite, lui permettant de "rêver" sur la musique et de se bercer d'images, au lieu d'en écouter la structure et le discours. Il insistait fortement sur l'idée que la musique à programme doit en même temps se justifier complètement comme musique pure dans ses "proportions, ordonnances, harmonie et rythme".

Dans cette acceptation lisztienne de la musique à programme (illustrée par ses propres "poèmes symphoniques"), la forme musicale est subordonnée au propos, "le retour, le changement, les motifs et les modulations de ces motifs sont conditionnées par leur relation à une idée poétique", ce qui n'empêche pas que la musique doive toucher directement l'auditeur, sans la connaissance obligatoire de cette trame cachée. L'époque moderne, très puritaine sur ce point, tend à qualifier de "musique à programme" toute musique dès lors qu'elle est entachée d'un titre faisant image, ou d'une intention descriptive explicite. (...)

La musique à programme serait ainsi la musique dans sa dimension "en temps", inscrite dans une durée irréversible et dramatique, tandis que la musique pure serait sensée se justifier d'un point de vue "hors temps" comme traduction sonore de proportions, de relations d'intervalles (...) Le débat sur le problème de la musique à programme et de la musique pure est essentiellement une question de "point de vue" sur la musique : toute musique est, en un sens, les deux à la fois, selon la manière dont on l'écoute."      [Michel CHION, Larousse de la Musique, Paris, 1982, pp. 1268-9]

Ce n'est qu'à partir du moment où le système tonal a éclaté, que l'incompréhension devant ce qui s'appelle curieusement "musique contemporaine" a conduit à la généralisation des titres et des textes de présentation. Le souci d'un titre est lié à la revendication d'unicité, d'originalité comme critère essentiel de la création (alors que, rappelons-le, la musique jusqu'au milieu du XVIIIe siècle avait avant tout à remplir une fonction [Note de bas de page: à quelques exceptions près, comme par exemple le madrigal anglais, pratiqué par des amateurs pour leur propre plaisir] : office religieux, musique de danse, de cérémonie, etc. Son originalité n'était donc pas un critère important, et son auteur pouvait rester presque anonyme).

C'est surtout avec le sérialisme intégral du début des années 50 (la série de 12 sons appliquée à l'ensemble des données sonores, durée, intensité, timbre en plus de la hauteur), que le point de vue du compositeur a été en quelque sorte imposé par ce dernier à l'auditeur. Celui-ci ne peut en effet absolument pas s'en remettre à sa simple écoute et cherche désespérément quelque chose à quoi se raccrocher. Aussi c'est la manière de concevoir l'oeuvre qui va alors prendre le pas sur le résultat perceptif. Bien qu'il s'agisse d'un moment très court dans l'histoire de la musique (la période du sérialisme intégral pur n'a durée que quelques années), son impact négatif a été tel qu'il marque encore les gens et a forgé le mythe de la musique contemporaine, par lequel les générations suivantes l'ont perçue avant même de l'entendre vraiment.

Il y a aussi une confusion très répandue aujourd'hui entre l'artistique et l'expérimental. Alors que toute création innovante est expérimentale et que les deux sont le plus souvent indissociables, de nombreuses personnes du public néophyte nous disent que la musique contemporaine est expérimentale et pour cette raison doit être expliquée. Cela donne prise à une autre confusion, entre l'intellect et la sensibilité cette fois. En effet, si l'accent est mis sur les explications, sur une compréhension rationnelle de l'œuvre, ce sera nécessairement au détriment d'un autre type de perception, plus sensorielle. Alors qu'on a là deux facettes complémentaires. Je dirais même, avec Pierre Schaeffer, que les oeuvres musicales réussies comportent toujours trois niveaux : le sonore (instantané, sensoriel), le musical (construction, mémoire et anticipation), et un niveau extra musical, supérieur (poétique, philosophique, méditatif, spirituel...).

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Donc, depuis les années 50, les notes de programmes ont eut tendance à prendre une importance de plus en plus grande et parfois démesurée. On peut même avoir l'impression que certains textes ont plus d'intérêt pour leurs auteurs que la musique elle-même, et se demander si certaines oeuvres ne sont pas écrites afin de développer une théorie, comme validée par l'expression écrite, rassurante car explicite et "universelle". Il est probable que cette pratique s'est d'abord répandue dans d'autres arts avant de devenir courante dans la musique. Les arts plastiques notamment ont fait l'objet d'écrits nombreux, surtout depuis le début de ce siècle avec les manifestes futuristes, surréalistes, etc. Pour sa part, la musique possède un côté insaisissable. Il n'y a pas d'objet ni de valeur marchande, car c'est un art du temps qui existe de façon éphémère à chaque exécution (du moins, avant l'avènement de l'enregistrement). Peut-être est-ce ce côté éphémère qui pousse certains à faire des oeuvres comme objets de conférences. On peut se demander aussi si certains textes ne sont pas l'indice d'une faiblesse et d'un manque de confiance des créateurs en leur art, qui pensent que leur oeuvre est incapable de se véhiculer par elle-même et cherchent à l'assister comme avec une béquille, ou à noyer le poisson comme une "pédale cache-misère". [Note de bas de page : expression désignant l'abus de pédale "forte" au piano servant chez certain pianistes à masquer les faiblesses des doigts.]

Mais revenons au coeur de notre sujet. On pourrait tenter de faire un petit abécédaire des textes de programme, qui commencerait ainsi :

Anecdotique : Après la mort de mon chat, un sentiment d'inéluctabilité m'a poussé...

Bataille : A l'opposé de toutes ces musiques inutiles que l'on entend aujourd'hui, j'ai bâti mon oeuvre avec rigueur. Cela ne l'empêche pas, elle, de faire sonner les instruments avec tout leur éclat, sans la rigidité et la maladresse qui caractérisent ces musiquettes rétrogrades.

Crâneur : L'oeuvre est dédiée au grand virtuose international Umberto Rubinini, qui m'a demandé de lui écrire un concerto mettant en valeur son immense talent. Commande conjointe de l'EIC, du London Sinfonietta, de la Fondation Gulbenkian et du Carnegie Hall, elle sera créée successivement à Paris, Londres, Lisbonne et New York.

Descriptif : Après une figure ascendante introductive, l'oeuvre progresse par paliers de durées de plus en plus courtes jusqu'à un climax, suivi par un court silence...

Encyclopédique : A partir d'une courte cellule provenant du 3e mouvement de l'op. 492 de Beethoven, j'ai voulu étendre la notion de variation dans une lignée de Bach à Bartok en passant par Brahms et Berg...

Formel : la volonté d'une cohérence profonde et absolue entre tous les niveaux depuis la microstructure jusqu'à la grande forme a été déterminante dans mon usage des mathématiques fractales...

Il serait facile de continuer, mais je préfère laisser le lecteur le faire au gré de sa fantaisie. D'ailleurs, mon propos n'est pas de faire un procès d'intention à mes confrères. Il faut se rendre compte que nous sommes en fait soumis à une très forte pression. La pratique habituelle des organisateurs de concert est d'exiger un texte des compositeurs. Peut-être les organisateurs ne s'en sentent-ils pas capables, ou n'ont-ils pas le temps de le faire. La proportion anormalement élevée de créations dans les concerts de musique contemporaine [Note de bas de page : Cette proportion est due entre autre à l'effet pervers de nombreux systèmes de subventions, qui lient leur attribution à la condition expresse que l'oeuvre soit une création. Ceci a pour autre effet de pousser les compositeurs à écrire plusieurs versions de la même pièce, voire à réécrire toujours la même] en est peut-être la raison. Toujours est-il qu'il est courant de devoir rédiger, le plus souvent à la hâte, un texte sur une œuvre qui n'est pas encore finie, et qui ne correspondra pas forcément à la réalité de la musique telle qu'elle sera entendue par le spectateur.

L'exaspération devant cette contrainte vécue comme inutile a sans doute été à l'origine de l'attitude d'un compositeur comme Philippe Leroux. Ce dernier a décidé - au moins pendant une période de quelques années - de rédiger un texte qu'il fournit chaque fois qu'on lui demande des notes de programme, quelque soit l'oeuvre de lui qui est jouée. Voici le texte en question.

"Des gestes sonores (ou objets-mouvements (élans, courses, chutes, pulsions, pulsations) combinés de façon modulaire (procédé utilisé dans les musiques grégoriennes, byzantines et znameni raspev) s'inscrivant dans une matière (échelles-harmonie, timbres, densités, vitesses, lignes simples ou superposées, plans dynamiques) sont animés par des processus de métamorphoses (compression/dilatation, accélération/ralentissement, glissement de hauteur ou de timbre, déphasage/remise en place, accumulation/filtrage, substitutions, émergence/submergence, mimétismes) dont les bornes (débuts et aboutissements des processus, fixations, cadences, paliers, tonulations, changements d'échelles-harmonie, axes de miroir, articulations diverses) définissent les différents cadres du parcours (d'où l'on part/où l'on va)."

Ce texte caméléon, passe-partout, est-il une caricature, ou a-t-il malgré tout quelque pertinence ? Pour ma part, je me suis trouvé dans la situation d'avoir programmé une œuvre de ce compositeur, Air, et de recevoir de lui ce texte, que j'avais déjà lu illustrant une autre œuvre. Il m'est apparu impossible de l'imprimer, car cela n'avait pas de sens pour le public de ce concert. Celui-ci faisait partie du Festival "Auch Danse Musique Contemporaines", qui avait vocation à introduire à cette musique et la faire aimer par le public local, peu exposé à la musique contemporaine. J'ai donc écrit à la place un texte plus simple, essentiellement descriptif, afin de ne pas de rebuter par avance l'auditeur.

Un autre cas est celui de Iannis Xenakis. On sait que ce compositeur, qui était au départ ingénieur et architecte, a beaucoup employé dans sa musique des notions mathématiques, notamment de probabilités. Une telle démarche compositionnelle n'est pas facile à faire passer. Voici quelques textes de présentation de ses oeuvres.

Eonta : "Étants (participe présent pluriel du verbe être), titre donné en hommage à Parmenide, philosophe grec. La deuxième écriture du titre est syllique-cypriote, d'origine créto-mycénienne, établie depuis vingt-quatre siècles et déchiffrée récemment. L'oeuvre, composée à Berlin en 1963-64, fut créée en concert du Domaine Musical à Paris en décembre 1964 sous la direction de Pierre Boulez. Elle fait appel à la musique stochastique (probabilité) et à la musique symbolique (logistique). Certaines des parties, notamment le sol du piano au début, ont été calculées par l'ordinateur IBM7090 de la place Vendôme à Paris."

Eridanos [Note de bas de page : le programme de concert cite en fait des notes figurant sur la partition, éditée chez Salabert ; il n'est pas évident que ce soit le compositeur qui ait souhaité que ces notes, destinées aux chef d'orchestre, soient mentionnées dans le programme]) : "L'idée centrale est la construction d'organismes à l'image des chaînes nucléiques de la génétique. Ici, c'est un fragment de l'acide désoxyribonucléique (ADN), formé d'un sucre et d'acide phosphorique. Les éléments H (hydrogène), O (oxygène), C (carbone), P (phosphore) sont présentés par des ensembles d'intervalles fixes mais permutables. Les intervalles sont mesurés avec comme unité le demi-ton ou le quart de ton, suivant le cas. Les H et O sont joués par les cordes, les C et P par les cuivres (solistes). Les notes des ensembles d'intervalles sont présentés sous forme de nuage ou de méandres."

Akrata [Note de bas de page : dans ce programme de concert, la note se réfère à "Vers une Métamusique", la Nef N°29, Paris, 1967, sans toutefois que l'on discerne exactement quelle partie est une citation] : "Signification du titre : "purs" pluriel neutre. Cette oeuvre possède une architecture hors-temps fondée sur la théorie des groupes de transformations. Il y est fait usage de la théorie des cribles, théorie qui annexe les congruences modulo z et qui est issue d'une axiomatique de la structure universelle de la musique. Il y est fait usage des nombres complexes (imaginaires)."

Il est clair que, au-delà d'une possible fascination pour la mise en relation entre les points de départ scientifiques et leur traduction en musique, ce genre de texte peut donner lieu à bien des malentendus. C'est pourquoi Xenakis a fini par ne plus donner d'autres notes que des informations les plus succinctes possibles. Mais on voit bien que cela ne satisfait pas les organisateurs de concert, qui vont chercher d'autres sources, dans un article, dans la partition, afin d'étoffer leur texte.

Voyons maintenant un exemple de note de programme susceptible de décourager des auditeurs, même favorablement disposés. Il s'agit d'une oeuvre de Philippe Haim, Numen .

"La transformation continue d'un matériau musical implique que les manipulations effectives sur celui-ci sont toujours différentes sans pour autant être opposées. Les conséquences de ces manipulations sont d'ordre qualitatif et quantitatif. Il en résulte une évolution des propriétés du matériau ainsi qu'un changement du nombre de ses constituants. C'est donc un seul et unique objet musical qui est traité réalisé par différents types de transformations choisis et par les caractères propres de cette évolution. D'un type de perte à un type de prolifération, de l'ancien au nouveau, existe un flux permanent, une variation continue d'un seul état, l'idée d'un mouvement infini qui ne peut s'accomplir, le numen..."

Un tel texte a peut-être une signification musicale pour son auteur, mais il est bien difficile pour la plupart des auditeurs, même musiciens, de ne pas le trouver complètement abstrait et de le relier à la musique.

Examinons un autre exemple singulier. Denis Dufour, pour nombre de ses œuvres récentes, a un écrivain attitré, Tom Aconito. La notice écrite par celui-ci précède souvent la composition de l'oeuvre. Rédigé alors que les idées musicales sont encore en gestation, ce texte sert alors à Dufour comme une sorte de "cahier des charges" ou encore de scénario de l'oeuvre musicale. Ceci est un extrait de la notice de Excusez-moi je meurs de Denis Dufour.

"Bout de dialogue trouvé, frappant comme une balle de basket, dans le roman éponyme de Pierre Schaeffer (1985), Excusez-moi je meurs s'inspire de la veine passéiste et passablement iconoclaste de l'auteur de la Symphonie pour un homme seul. Car c'est bien la fin, "morendo, molto cantabile" d'un homme seul qui s'excuse de gêner encore par sa disparition en plein wagon de métro, un après-midi dans Paris, que Denis Dufour choisit de mettre en scène musicalement, dans une réduction pour un petit ensemble de chambre. Peut-être faut-il voir dans ce terme même de réduction la métaphore d'une réduction plus grave, celle de notre liberté et de notre joie à exister, réduction que nous opérons nous-mêmes parfois bien à notre insu.?Sa foi indéfectible dans Mozart, et sa défiance tout aussi indéfectible pour la chimère qu'il fit naître au Studio d'essai de la Radio dans les années 48 (la Musique Concrète), inspirent cette fugue acrobatique (...). Ponctuée de changements de timbres et de registres (...), de sauts de hauteur et de rythmes et fondu dans une continuité malgré tout confondante, cette strette innove comme une valse de Ravel, sûre d'elle, et forcenée dans ses hésitations mêmes. On y sent le métier d'un homme jeune encore, et pas fâché de se colleter avec un exercice désormais des plus dénués de sens des études d'écriture du conservatoire. Ainsi transcendé, défloré et transfiguré, le principe de la fugue acquiert une force singulière, faite de fascination et d'exaspération. Loin de négliger la mélodie (comment le faire dans cet hommage aux lubies antiques d'un démiurge trop moderne) Denis Dufour la fait valser entre les trois "instruments" dans un numéro d'équilibre tendu tout webernien, et c'est sans doute le violoncelle qui par la violence contenue de ses accès plaintifs entête le plus l'auditeur, d'une chère rengaine que n'aurait renié ni Mozart, ni Schaeffer. (...) Comme quoi la réussite d'une nouvelle forme se nourrit souvent de la ruine de celles qui l'ont précédée. Excusez-moi je meurs, c'est aussi peut-être le cri du coeur d'une civilisation, qui comme l'a fait remarquer Paul Valéry, est aussi mortelle." [Tom Aconito, Catalogue du Festival Aujourd'hui Musiques, Perpignan, novembre 1996.]

Cet arrangement entre un compositeur et un écrivain n'est pas si paradoxal qu'il en a l'air. C'est plutôt une division efficace des tâches permettant un rendement optimal par rapport au milieu musical et au système administratif des commandes en France. En effet, comme je le disais plus haut, le compositeur est fréquemment amené à écrire des textes sur sa musique avant même de commencer à l'écrire. Il peut s'agir de l'élaboration d'un projet où sont impliqués d'autres partenaires (instrumentistes, autres artistes, ensembles, institutions, etc.), d'une demande de commande, d'aide, de subvention, de sponsoring. Parfois le catalogue d'un festival a un délai d'impression qui nécessite l'envoi de la notice d'une oeuvre des semaines avant sa création. Cette oeuvre n'est d'ailleurs pas toujours finie alors, voire même à peine commencée ! De plus, les compositeurs ne sont pas forcément de bons écrivains. Il est sans doute utile à tous et nécessaire à certains d'avoir une vision critique des oeuvres de leurs contemporains. Comme l'écrit Pierre Boulez, "bien que l'oeuvre critique des créateurs soit d'une importance moindre comparativement aux chefs-d'oeuvre qu'ils ont produits, il reste ce besoin, cette hantise de devoir préciser son domaine, ses recherches. (...) L'activité critique d'un créateur est indissociable de sa propre création. Elle est en somme un "journal de bord", écrit ou non : le fait d'écrire ce journal n'est qu'une activité exprimée, et non pas l'autre versant d'une activité double". [Pierre Boulez, Domaine Musical, Bulletin international de musique contemporaine, n°1, Paris, 1954 pp.1-11] Cette activité critique sera toujours orientée par les préoccupations personnelles des compositeurs, qui sont naturellement à la recherche de ce qui leur manque. Baudelaire nous parle ainsi de ce "caractère double des grands artistes, qui les pousse, comme critiques, à louer et analyser plus voluptueusement les qualités dont ils ont le plus besoin, en tant que créateurs, et qui font antithèse avec celles qu'ils possèdent surabondamment." [Charles Baudelaire, "L'oeuvre et la vie d'Eugène Delacroix", Oeuvres complètes, Paris, La Pléiade t. II, p. 754]. Parlant de leurs propres oeuvres, il est naturel que les compositeurs mettent en avant leurs obsessions, leurs manques, et de ce fait ils sont généralement mal placés pour présenter leurs créations au public.

La collaboration avec Tom Aconito convient sans doute bien à Denis Dufour, qui non seulement peut se concentrer sur sa musique, mais peut y trouver une bonne façon de mettre sa musique en valeur, auprès des institutions comme du public.

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Il est difficile de s'y retrouver dans tous les courants musicaux actuels, dans l'éclatement de la notion même de courant. Un compositeur est susceptible de varier considérablement sa démarche d'une oeuvre à l'autre. D'où une tendance chez certains, qu'ils soient auditeurs, musicologues, critiques musicaux, à baser leur abord des musiques nouvelles moins sur l'écoute des pièces que sur les textes qui s'y rapportent, qui deviennent trop souvent la principale source de "compréhension". C'est un cas qui n'est d'ailleurs pas si rare que de voir des critiques musicaux écrire sans avoir entendu la musique dont ils parlent, et qui croient pourtant pouvoir faire entendre une opinion légitime en se fondant uniquement sur le texte de présentation. J'ai moi-même pu le constater lors d'un récent concert à Dijon, à la suite duquel un journaliste a cru pouvoir m'accuser de l'emploi de "charabia verbeux d'auto-justification". Malheureusement pour lui, le texte de présentation n'était en fait pas de moi, le Festival ayant confié la rédaction de notes de programme analytiques à des étudiants en musicologie. La distorsion évidente entre l'article et la réalité du concert, telle que vécue par la majorité du public, montrait clairement - et il est difficile de savoir ce qui est pire - soit l'absence du critique pendant une partie de la soirée, soit sa surdité absolue. Les cas abondent d'articles ne faisant presque pas état de ce qui a été joué, pour se concentrer sur des écrits, pris dans le programme ou ailleurs.

C'est parfois aussi le cas des organisateurs de concert ou de festivals, ou d'autres décisionnaires musicaux (comités de lecture pour l'attribution de commandes, par exemple), qui ne font pas suffisamment confiance à leur écoute et fondent largement leur appréciation sur des éléments extérieurs (écrits, réputation, renommée des interprètes ou des éditeurs des oeuvres précédentes...). Ce qui est encore plus grave, c'est que cela devient le cas aussi d'une partie du public. On voit cela fréquemment dans les arts plastiques : par exemple aux expositions qu'il "faut" voir et où la plupart des gens passent plusieurs minutes à lire le nom du tableau, la date et autres renseignements. Puis ils jettent à peine un coup d'oeil à l'œuvre elle-même, qui n'en mérite pas plus, puisqu'ils "savent" désormais l'essentiel de ce qu'il y a à savoir. Au concert cela se traduit par une lecture assidue des notes de programme, qui ajouté à la réputation du compositeur, va enfermer l'écoute dans un tel a priori, que celle-ci ne pourra qu'exceptionnellement faire varier l'opinion formée au préalable.

Cela nous conduit à un paradoxe, puisque l'essence de l'oeuvre musicale est indicible par définition, sinon les compositeurs écriraient plutôt de la poésie, ou même de la prose ! L'entière responsabilité de véhiculer ce que la musique apporte semble désormais peser sur le texte de présentation. Pourtant, si musique il y a, on peut penser que c'est précisément parce qu'elle apporte quelque chose d'irremplaçable et qui ne pourrait être exprimé autrement !

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S'il y a un déficit de compréhension, la meilleure façon de le combler est peut-être le concert-lecture. Cette pédagogie du public a été très en vogue dans les années 60, avec notamment un grand nombre de conférences de vulgarisation faites par Pierre Boulez autour des concerts du Domaine Musical. Cette formule a continué à avoir du succès dans les années 70-80, avec par exemple les Concerts-lectures à la Maison de la Radio. Mais là aussi, le genre s'essouffle ou atteint des proportions caricaturales. On a ainsi pu assister en 1991 au Centre Georges Pompidou à la création de la nouvelle version d'Explosante-Fixe de Pierre Boulez. Sa présentation, bien que très bien faite et parfois même passionnante, durait près d'une heure et demie, pour une oeuvre qui n'en faisait alors que six minutes ! [Note de bas de page : il s'agissait alors de la première mouture de cette version, qui s'est étoffée depuis, suivant le principe du "work in progress" cher à Boulez]. En tout état de cause, si les concerts-lectures me paraissent bénéfiques car ils permettent d'aller au-delà de la surface de façon vivante et musicale, il n'en reste pas moins qu'ils s'adressent à une frange du public déjà motivée et partiellement informée.

On peut, à l'instar de Xenakis, décider de limiter les notes de programme à un strict minimum, à de pures informations factuelles, afin d'éviter les déformations journalistiques, les citations tronquées formant contre-sens, et surtout les mauvaises interprétations. On peut même les supprimer totalement, bien qu'on a vu que les organisateurs de concert s'empressent généralement de combler le vide par un texte pris dans un article ou ailleurs. On pourrait demander à ceux-ci de faire l'effort de présentation qui paraît après tout légitimement leur incomber. Mais on risque de tomber dans des textes très standardisés et superficiels. Peut-on alors médiatiser les nouvelles musiques par d'autres biais ?

Je voudrais relater ici un essai particulier, que j'ai eu la chance de réaliser grâce à une invitation du Groupe de Musique Électroacoustique d'Albi. Il s'agit d'une oeuvre électroacoustique, In vino musica [Note de bas de page : figurant sur le CD GMEA MP9201, distribution Métamkine, 50 passage des Ateliers, 38140 Rives], composée spécialement afin de venir en clôture du parcours de l'exposition sonore "Musique des Vignes" présentée au Centre Culturel de l'Albigeois en 1992. Elle comporte cinq mouvements correspondant chacun à un cépage particulier à la région de Gaillac. La musique était jouée sur une installation comportant 8 haut-parleurs et était accompagnée d'une dégustation de cinq vins issus de cépages purs. Bien que familière, la dégustation de vin est généralement une expérience assez "brute", la majorité des gens ne disposant pas d'un vocabulaire très étendu en la matière. Comme cela n'exclut pas, de toute évidence, un certain raffinement dans la perception (cela nuit par contre à la mémorisation et la reconnaissance, mais ce sont là des problèmes qui ne gênent vraiment que les spécialistes), cette dégustation me semble constituer une excellente introduction à l'écoute de la musique électroacoustique. En effet, cette dernière est à peu près dans le même cas, et peut être abordée plus facilement et avec plaisir sous l'angle de la sensation. Je ne veux pas par là limiter la portée de cette musique, qui comporte, pour les oeuvres les plus réussies, les trois niveaux évoqués plus haut : le sonore, le musical, et le niveau de la signification. Mais il faut souligner le plaisir que peut apporter l'aspect sensoriel de cette musique, notamment dans sa mise en espace en concert avec de multiples haut-parleurs. Ce qui peut être constaté en tout cas, c'est que la majorité du public, peut-être attiré autant par le vin que par la musique elle-même, a pu rentrer avec facilité dans une écoute attentive de cette musique, trouvant facilement des points d'appui et de comparaison. Ces auditeurs [Note de bas de page : un concert quotidien pendant cinq semaines, soit près de 1000 personnes de la région d'Albi], qui pour la plupart n'auraient pas mis les pieds dans un concert de musique contemporaine, se trouvaient bien là, et restaient facilement un quart d'heure après l'écoute de la musique pour discuter entre eux et poser des questions. Manifestement, les a priori habituels sur la difficulté de cette musique, son "intellectualisme", étaient absents. Une fois mis de côté l'angoisse de vouloir comprendre, et installé un climat propice à la pure perception, cette musique "passait" facilement. Sans doute aussi l'installation du lieu, la façon d'organiser la représentation sans référence au concert traditionnel a permis d'évacuer le malaise que l'absence d'interprète peut causer (absence qui était peut-être dans ce cas une aide, car elle a permit d'établir une ambiance différente de celle du concert traditionnel "bourgeois" qui aurait pu rebuter ce public).

Au delà de l'anecdote, ceci nous paraît très important. En effet, depuis combien de temps entend-t-on les compositeurs et autres acteurs du monde de la musique contemporaine se plaindre des publics qui cherchent avant tout à comprendre plutôt qu'à percevoir ? Pourtant, qui a écrit tous ces textes obscurs, abscons, mystificateurs sur des programmes que les auditeurs parcourent avec inquiétude ? Il y a là un paradoxe insupportable, qu'il faut vaincre afin d'éviter la rupture avec le public.

Enfin, une dernière formule est tout simplement de faire en sorte que les clefs soient données par l'oeuvre elle-même. Il s'agit par exemple de faire entendre dès le début les éléments ou les types de relations qui seront le sujet sur lequel l'écoute doit se focaliser. L'oeuvre doit donc, dans cette perspective, être son propre guide, et entraîner l'auditeur de façon suffisamment claire. Est-ce en contradiction avec la profondeur nécessaire à des écoutes répétées ? Je crois que cette question est fondamentale aujourd'hui et doit se poser à tout compositeur actuel.

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Une part d'incertitude est souhaitable dans l'abord d'une oeuvre nouvelle. Mais il ne faut pas qu'elle soit totale. Cela varie beaucoup suivant les goûts de chacun, et telle personne préfère marcher au hasard dans la forêt tandis que telle autre a besoin qu'on lui indique des chemins balisés afin de pouvoir se concentrer sur ses impressions.

"Certaines difficultés que le public rencontre dans la musique moderne peuvent résulter de ce que le taux de redondance de cette musique est parfois si bas, qu'il n'est pas suffisant pour contrer le "bruit culturel" présent dans toute situation de communication. (...) L'incertitude est importante afin d'éveiller au sens et à l'information. Il faut toutefois distinguer entre incertitude désirable et indésirable. L'incertitude désirable est celle qui existe au sein, et en tant que résultat, des probabilités structurées d'un système stylistique dans lequel un nombre fini d'antécédents et de conséquents ont une pertinence commune, à travers les habitudes, les croyances, et les attitudes d'un groupe d'auditeurs. L'incertitude indésirable apparaît quand les probabilités sont inconnues, soit que les réponses auditives de l'auditeur ne sont pas appropriées au style ("bruit culturel"), soit que des interférences extérieures (bruit acoustique) obscurcissent la structure de la situation considérée". [Leonard B. Meyer, Music, the arts, and ideas, University of Chicago Press, 1967, p. 17, ma traduction]

Il n'y a donc pas de situation idéale pour tous. Mais les notes de programmes peuvent toutefois constituer, pour ceux qui désirent les lire, des indications quand à ce qui risque d'être signifiant et ce qui ne l'est pas dans l'écoute qui va suivre. Ce qui est en cause, c'est avant tout la trop grande importance donnée par le système (les organismes culturels, les organisateurs de concert, les compositeurs eux-mêmes) à ces textes de présentation. Par ailleurs, la pratique de nombreux compositeurs en la matière renforce le côté élitiste souvent reproché à la musique contemporaine, parfois à juste titre. S'il est légitime pour un compositeur d'avoir des préoccupations théoriques et de vouloir les exprimer, il n'est pas pour autant clair que cela soit utile ou souhaitable de les reproduire telles quelles à destination du public, du grand public en tout cas. La situation actuelle semble entériner le fait que le public est constitué majoritairement de professionnels. Pourtant, cela n'est pas toujours vrai, heureusement, et il faut à tout prix se garder de donner l'impression au public en général qu'il n'est pas à sa place !

Il me semble que les organisateurs seraient mieux avisés de rédiger eux-mêmes les notices, ou de les faire rédiger par des personnes compétentes. Celles-ci devraient pouvoir comprendre la musique et les intentions du compositeur, mais ne pas se focaliser uniquement sur cet aspect, et plutôt donner quelques informations utiles, quelques clefs ou indications permettant de faciliter l'accès, sans pour autant l'orienter trop. Toute oeuvre peut en effet être abordée par autant de manières qu'il y a d'auditeurs.

Par ailleurs, tout autre procédé, par exemple par le biais d'autre sens, comme l'image ou le goût, permettant une approche plus naturelle sans nécessiter d'explication, me semble très désirable. Surtout, il me semble capital que les oeuvres, dans le contexte actuel d'absence de langage commun et même parfois de différence d'approche entre diverses pièces d'un même compositeur, contiennent en quelque sorte leur propre mode d'emploi, exposé musicalement mais clairement au début du morceau.

Sans doute la volonté de pédagogie est dans l'ensemble louable et souvent utile. Mais il ne faudrait pas que cela tue la musique et le plaisir de la découvrir, de l'écouter pour elle-même.